Des villes de plus en plus connectées, des algorithmes de plus en plus présents dans l’espace urbain : la « smart city » semble devenir incontournable. L’économiste et urbaniste, Jean Haëntjens, dont le dernier ouvrage s’intitule Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (Éd. Rue de l’échiquier), déconstruit le mythe avec Nom de Zeus.
NDZ : Tout d’abord, comment définir une smart city ?
JH : Je travaille sur ces sujets depuis longtemps. Je me suis « coltiné » un paquet de colloques et j’ai rencontré un tas d’intervenants sur la question. La conclusion que j’en tire, c’est qu’il y a une définition de la smart city par intervenant. Le terme ne veut donc rien dire, en soi. Pour ma part, je distingue quatre points sur lesquels se baser pour définir une ville « intelligente ».
- L’intelligence technique. C’est celle des outils, des machines. Tout ce qui concerne par exemple la mobilité, comme un métro automatique. Mais aussi les réseaux d’eau, d’énergie, etc.
- L’intelligence systémique. Elle concerne tout le système urbain, la manière dont la ville est conçue, pensée. Certaines villes sont bien pensées, d’autres non. Cela peut être lié à la technique, mais pas forcément. Le plan d’une ville, par exemple, reflète le système dans son ensemble, et donne une bonne idée de sa capacité à structurer son développement.
- L’intelligence politique. En gros, tout ce qui concerne la gestion de la ville par les élus, la prise en compte d’une cité en tant qu’entité sociale. L’intelligence politique est celle qui permet à une ville de s’auto-réguler, ou non.
- L’intelligence culturelle. C’est la plus insaisissable, et la plus spontanée. C’est en quelque sorte celle des habitants qui peuplent la ville. Leur capacité à se saisir de leur ville, d’y vivre ensemble en bonne intelligence ou non. Je prends souvent l’exemple tout bête du rond-point. C’est la même règle dans toutes les villes, pourtant dans une ville tout le monde va être courtois et respectueux et dans d’autres on va systématiquement klaxonner, griller la priorité, etc.
Vous estimez que les GAFAM veulent « gouverner » ces smart cities. Comment comptent-ils s’y prendre ?
En réalité je ne dis pas que les GAFAM ont la volonté de gouverner nos villes. Ils en ont encore moins les moyens. Du moins pour l’instant. On ne gère pas une ville comme on gère une machine ni une entreprise. IBM a essayé, avec Nice, par exemple, mais ils se sont plantés car ils ont oublié une chose essentielle : dans une ville il y a des gens qui vivent. Et eux ne se comportent pas comme des machines.
En revanche, je dis bien que sur les quatre formes d’intelligences citées plus haut, le numérique prétend changer la donne. Évidemment, les géants du numérique sont très intéressés par le côté technique, le fait de créer une ville-machine, et très peu par le côté systémique. Prenez l’exemple du Grand Paris Express, qui a l’ambition de repenser intégralement le système de mobilité urbain et péri-urbain parisien et de passer d’un réseau radial [en étoile, centralisé vers Paris, NDLR] à un réseau circulaire. Un tel projet se veut révolutionnaire et entend changer positivement la vie des citoyens. Mais ça a aussi un coût énorme. On parle de 60 milliards d’euros et de dépassements de budget monstrueux. Aucun GAFAM n’investirait autant dans ce modèle. Eux ils vendent des outils et des services. Donc bien sûr, leur but est parfois divergent de l’intérêt politique. Et bien sûr de celui des citoyens.
Comment intégrer le numérique dans la ville tout en « résistant » à ces mastodontes ?
On peut tenter une approche systémique : une volonté de changer le système, de le repenser dans sa globalité, avec toutes ses composantes : écologie, mobilité, énergie, citoyenneté, etc. Ou bien celle des GAFAM, qui évite de se pencher sur le système, mais entend résoudre les problèmes par les outils et les services. L’illustration de ce débat est la mobilité urbaine. Il y a une relation très claire entre le fait de se déplacer à pieds ou en vélo et se sentir citoyen d’une ville. Si votre quotidien c’est prendre votre voiture, seul, payer une autoroute, payer un garage payant, etc. vous n’avez aucun sentiment de citoyenneté. Il faut aussi que la ville ait une offre à proposer. On n’est pas des héros. Si pour remplacer vos 10 minutes quotidienne de bagnole vous devez vous taper une heure de bus, vous le feriez ? La ville va donc devoir relever ces défis, avec ou sans la technique. C’est la bagarre entre le vélib/vélo’v et les voitures autonomes, par exemple. Soit on incite à l’autopartage, au déplacement à vélo, soit on s’attaque à la problématique en vendant des objets techniques.
Bien sûr, certaines villes ont compris le numérique, comme Lyon, Montpellier, Nantes, etc. Elles proposent des approches transversales, tentent de travailler sur la modélisation urbaine avec des start-up locales plutôt qu’avec des grands groupes, d’inclure les habitants dans le processus, etc. Mais ça, ça n’intéresse pas les GAFAM. Eux ce qu’ils voudraient, c’est un truc clé en main, monté de bout en bout par leurs services. Mais pour l’instant les GAFAM ne savent pas gérer une ville. C’est difficile. Alors ils apprennent le métier. Comme le quartier Quayside à Toronto. D’ici 2022, on aura un vrai quartier Google, de 30 000 personnes, qui sera sorti de terre. Là on aura un vrai laboratoire urbain. Et ils ont une approche plus subtile qu’IBM par exemple. Google, c’est l’entreprise qui connait le mieux les désirs des gens, la nature humaine.
Justement, que fera-t-on si la population est en demande de cette smart city, d’une ville ultraconnectée et algorithmée ?
Rien. Que voulez-vous faire ? Que pourrez-vous faire ? Rien du tout. Mais je suis assez optimiste. Et je constate qu’il y a de plus en plus de mouvements qui vont à l’encontre de cela. C’est la même démarche que pour l’alimentaire. Quand la grande distribution et les galeries marchandes ont envahi les villes, les gens se sont rués dans les grandes surfaces et cela a tué les petits commerces. C’est la même bagarre, par exemple, qu’entre Google Maps et Optimod à Lyon. Si les gens préfèrent utiliser Waze ou google map, ils ne verront sur leurs plans que les grosses enseignes qui ont payé pour être référencées. Google Maps leur fera sûrement choisir plutôt un chemin qui passe devant un McDo ou un Starbucks. Mais je pense qu’un jour les gens en auront marre de bouffer McDo et Starbucks. Et quand on constate qu’il y a des rapprochements entre la grande distribution, justement, et Amazon, par exemple, on se dit que cette puissance de feu sera considérable.
Mais tout cela génère des anticorps, des frictions et des mouvements de recul. Ces modèles atteignent une limite, et les gens pourraient se détourner petit à petit. Une ville intégralement marchande, ça n’a aucun intérêt. Aujourd’hui on aime une ville parce qu’elle accueille des créateurs, des produits locaux, des petites enseignes et des lieux de socialisation dans l’espace public. C’est très bobo, c’est sûr, mais c’est un réel contrepoids.
Quelle marge de manœuvre reste-t-il aux autres acteurs, élus et citoyens, pour lutter contre ça ?
On voit deux tendances, au niveau des villes. La première, comme on l’a dit précédemment, sera d’inciter au maximum les citoyens à se saisir de leur espace public. Les responsables politiques vont devoir faire appel aux intelligences locales, y compris aux techniques, en tenant compte de l’intérêt général et des particularités urbaines. On ne peut pas avoir les mêmes politiques urbaines, énergétiques ou de mobilité à Strasbourg qu’à Marseille, par exemple. Strasbourg a misé sur le vélo, mais à Marseille il fait chaud, il y a du relief, le vélo n’est pas adapté donc il faut trouver autre chose. à l’inverse, la Méditerranée peut servir d’énergie pour des pompes à chaleur à Marseille, mais pas ailleurs. Favoriser le circuit court, c’est très bien pour une ville qui a des campagnes à côté d’elle, mais c’est évidemment inadapté aux zones péri-urbaines. Bref, il faut aussi donner une offre aux citoyens pour qu’ils reconsidèrent la démocratie locale comme un échelon important, et un frein contre l’uniformisation et les dérives étatiques. Les maires vont être de plus en plus confrontés à une grande responsabilité : celle de rendre possible l’imprévu. Car si vous laissez des acteurs privés réguler la ville, c’est fini, vous n’avez plus aucun imprévu.
Les maires vont être de plus en plus confrontés à une grande responsabilité : celle de rendre possible l’imprévu.
Mais l’autre tendance, c’est de céder à la tentation de marchandiser le local. Un certain nombre d’élus, notamment du côté des hauts fonctionnaires de Bercy, ne verraient pas d’un mauvais œil le fait de confier la gestion des villes à des grosses boîtes, qu’ils estiment plus compétentes. La start-up nation, c’est exactement ça. Et il ne s’agit pas uniquement des GAFAM, il faut aussi balayer devant notre porte, on peut penser à la Lyonnaise des eaux, ou Engie par exemple. C’est une vision très centralisée des territoires, favorisée par un lobbying puissant au Sénat et un président plutôt jacobin. Car finalement, ce dont on parle n’est rien d’autre qu’une bataille qui dure depuis la Révolution : Jacobins contre Girondins. État centralisé contre autonomies locales.
Le plus gros danger n’est-il pas d’abandonner encore plus nos données aux GAFAM ?
Je crois qu’il y a une part de mythe et de fantasme (souvent justifiée) au sujet des données. Par ailleurs, à mon sens c’est l’arbre qui cache la forêt. Les pouvoirs publics se cachent derrière ça et disent « regardez, avec la RGPD on protège les données personnelles » mais ils occultent le vrai problème que sont les algorithmes et leur opacité. Est-on plus manipulé par les algorithmes que par la publicité à la télévision ? c’est difficile à dire. Mais on constate déjà que 30% des ventes de livres d’Amazon sont dues à son algorithme de suggestions. Quand on sait qu’un rapprochement est à l’œuvre avec Casino, on se demande si nous sommes vraiment responsables de nos choix. Reprenons Google maps. Rien ne l’empêche de nous faire passer devant telle ou telle enseigne parce que personne ne sait ce qu’il y a exactement dans les algorithmes. Et on commence à voir des algorithmes qui s’auto-écrivent, donc le temps que la CNIL ne comprenne ce qu’il se passe…

A quoi ressemblera la ville du futur ?
Certains ont pensé prévoir le fonctionnement d’une ville simplement à horizon de 10 ans. On ne peut que se tromper car on envisage des dizaines de variables alors qu’il y en a des centaines. Pour moi il n’y aura pas de « ville du futur ». C’est bien tout ce qui va les distinguer de celles d’aujourd’hui. Depuis les années 1950 jusqu’à maintenant, il y avait une certaine convergence des modèles. Aujourd’hui c’est l’inverse, on voit de grandes divergences dans les systèmes urbains. Je pense que certaines villes vont rester sur la touche, comme en Amérique du nord où l’on s’accroche parfois à l’American way of life, aux énergies fossiles, etc. Je vois mal une ville comme Houston, par exemple, abandonner la voiture, alors que des villes comme Copenhague ou Oslo sont entrées depuis déjà une quinzaine d’années dans des dynamiques de mobilité douce, d’éco-construction, de zero carbon à moyen terme, etc. Comme je suis optimiste j’ose croire que ces villes auront une telle supériorité sur les autres qu’elles seront des modèles. Imaginez une ville comme Paris sans pollution, sans bouchons et avec des politiques d’urbanisme et de mobilité complètement repensées, ça serait le rêve.
Concernant les données et l’incursion des géants du numérique, je crois qu’on voit déjà se profiler ce qui pourrait arriver si on veut rivaliser avec les GAFAM. La ville nommera des intégrateurs, qui centraliseront toutes les données (EDF, GDF, Insee, tout) qui s’en serviront pour améliorer les performances énergétiques, de mobilité, etc. Bien sûr, ces entreprises auront un avantage considérable sur les autres, et il faudra s’assurer qu’elles ne puisent pas revendre les données. Mais ces solutions sont déjà à l’étude, avec Dassault à Rennes ou Capgemini à Dijon, par exemple.
Quoi qu’il en soit, il faudra que les villes résistent à ce message alléchant que proposent les GAFAM : « le numérique [donc, nous] va vous aider à faire fonctionner la démocratie ». Zuckerberg va même plus loin. Lui estime qu’il EST la démocratie. Forcément, il pèse 2 milliards de personnes, donc évidemment il pense court-circuiter les puissances publiques. Y compris les États. Le danger, c’est de perdre de vue que ces entreprises sont des acteurs privés. Et donc qu’ils sont avant tout à la recherche de profits, pas du bien commun…
Pour aller plus loin :
- Comment les géants du numériques veulent gouverner nos villes (Éd. Rue de l’échiquier). Jean Haëntjens.
- La critique de l’ouvrage de Jean Haëntjens chez les copains de Mais où va le Web.
- « Google et Facebook devraient être considérés comme des services publics »
- Jean Haëntjens, vers la ville frugale : « on n’a pas encore de futur de rechange aussi clair que celui qu’on abandonne ». InternetActu
Image de couverture : Lyon smart city. Un projet « qui va vraiment dans le bon sens » estime Jean Haëntjens.
J’aimerais bien que le futur soit comme sur des photos de Google.